Pas très cathodique tout ça !

Publié le par RabbA

Paris - Vendredi 20 mai 2005

Splendide salle de montage, coincée au fond du bureau, sorte de placard sans fenêtres empestant la sueur, baignant dans une chaude atmosphère due aux grosses unités centrales en activité, aux trois écrans d’ordinateur et de télé allumés et à la surchauffe neuronale pour monter les sujets. Je suis en plein baptême de montage, avec à côté de moi, Christophe, la trentaine, qui discute sans arrêt à propos d’exploitation dans nos métiers, du peu de fric gagné et de cinéma. Il m’éclate mais la discussion reste sérieuse, en même temps, il est 22 heures, on digère nos pâtés impériaux et le sujet sur la famille Pétunjet est loin d’être fignolé. J’ai bossé pendant trois jours sur l’histoire de cette dynastie du champagne, et je me retrouve coincé avec un cinéphile, alter mondialiste qui tente vaille que vaille de monter le reportage. En réalité, dès qu’il me propose un truc du style, déplacer une interview au début plutôt qu’à la fin, insérer un fondu entre ces deux images ou changer la musique, je réponds oui sans hésiter, tout ce qu’il veut, c’est lui le professionnel et moi qui pionce à moitié devant les écrans. Je commence à réaliser dans quel marasme j’ai mis les pieds, José a du passer une journée à faire les interviews, cela fait trois jours que je potasse sur l’histoire de cette smala, que je chronomètre les interviews filmées, et Christophe et moi, plantés devant les écrans, montons depuis 11h ce matin, pour (roulement de tambours) : 6 minutes de sujet, that’s all ! Revoir les interviews 45 fois en les coupant, les supprimant, les remettant, revoir un bout à bout des séquences 35 fois pour voir si ça roule, écrire les commentaires etc… Tout ce job pour 6 minutes d’écran télé ?! Moi pas comprendre finalité. C’est quoi ? Un spectacle ? Un show comme ils disent en Angleterre ? On est payé pour servir sur un plateau aux téléspectateurs 6 minutes de scandales, de fric, de luxe et de trahison.

 "- Tu t’attendais à quoi en venant travailler ici ?" me rétorque Christophe, le sourire en coin.

 - Je sais pas, j’ai toujours une lueur d’espoir.

 - L’info passe après, priorité au spectacle, mon vieux !" Je le remercie de me remettre dans la réalité, je crois qu’on peut faire gober aux téléspectateurs n’importe quoi, vraiment. Réinventez l’histoire en créant de fausses images d’archives avec des effets "vieux film usé, couleur sépia ou noir et blanc". Imaginez la dépression de Pamela Anderson parce qu’elle fait une vieille grimace sur le cliché d’un Gala. Je ne dis pas qu’ils le font ici mais, je suis sur que c’est une pratique courante dans l’univers audiovisuel. Je cherche un sens à tout ça mais je ne le trouve pas. José et Jérôme ont beau employer toutes les 5 minutes les mots "énorme" et "dément", pour la moindre info dénichée, les vibrations et autres frissons d’excitation ne parviennent pas jusqu’à moi. Je suis peut-être frigide.

"- Christophe, je crois vraiment que le monde part en couilles". Je lui ai balancé cela avec un sérieux qui m’a surpris moi-même.

"- Ouais.

- On a un sujet à faire sur un parfum. Imagine qu’à la rédaction, ils se sont renseignés pour aller filmer au château de Versailles et qu’il demande plus de 2000 Euros ! T’imagines ?

- Ça ne m’étonne pas. J’ai discuté avec un ami hier soir qui bosse à l’aéroport de Roissy : 800 Euros, ils te demandent.

- J’y crois pas, pourquoi faire ?

- À Roissy, ils sont obligés de détacher un employé pour qu’il reste avec l’équipe de tournage toute la journée, il est plutôt bien payé."

(Business is businesss, Fabien, souviens-toi, à Londres, quand certains managers de bars me demandaient combien ils devaient débourser pour qu’on parle d’eux dans le magazine.) Dans tout ce bordel, les acteurs et le décor changent mais le fond reste le même, brassons du vent les enfants, produisons des trucs totalement inutiles payés des milliers d’Euros, visons les parts d’audience, seule motivation d’un journalisme qui n’en est plus vraiment un.

11h, minuit, les heures tournent. J’adore les réflexions de Christophe : "Bon, on a loupé le dernier métro. Faudra prendre un taxi.", "Au fait ? T’es allé voir le dernier Star Wars ?", "T’as finis d’écrire tes commentaires ?", "No Logo est un livre extraordinaire, tu te souviens quand la femme accouche dans les toilettes d’une usine d’un pays d’Asie du Sud-Est ?", "Au fait, on met quelle musique sur ce passage là ?". Que de bonheur quand on boucle la vidéo à 2h du matin, je décide de rentrer à pieds et, en guise d’au revoir, j’ai le droit à : "À bientôt, il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent jamais !" Merci Christophe, je tâcherai de m’en souvenir, j’en déduis qu’il ne reviendra pas de sitôt, les monteurs tournent d’un jour à l’autre, sacré turn-over. En attendant, ma tête est remplie de rayons cathodiques qui font brrr, bzzz, spiiit, fziiit …

Samedi 21 mai 2005

Il est 16h30 quand mon portable sonne, un numéro du bureau, José au bout du fil :

"- Salut Fabien, c’est José

- Salut, ça va ?

- Oui, je t’appelle parce que le sujet sur les Pétunjet ne sera pas retenu, il n’y a aucune info intéressante dans la vidéo que vous avez monté hier. Mais, surtout, ne t’inquiètes pas, ce n’est pas de ta faute, j’ai déconné sur l’interview, je crois qu’il faudra qu’on en fasse une autre.

- Ah bon ? D’accord. (À cet instant, mon visage vire au vert d’avoir trimé sur ce sujet jusqu’à 2 plombes du matin pour … rien. Je manque de tomber de mon canapé).  T’es encore au bureau un samedi ?

- Oui, j’ai pas de mal de boulot.

- Mais faut te reposer quand même ?

- Oui, enfin … (Il ne sait trop comment répondre)

- Bon, et demain, tu travailles ?

- Oui, je prends de quoi bosser pour chez moi.

- Eh bah, bon courage alors et repose toi bien la semaine prochaine.

- Merci ciao

- Salut."

Je raccroche les yeux dans le vague, la mine dubitative, non seulement, j’ai passé la semaine à enculer des mouches (ça peut arriver), mais José n’a absolument pas de vie, il passe son temps au travail, de 10h du matin à tard le soir, le samedi aussi et même le dimanche. Mais comment fait-il ? Commencerais-je à le plaindre ? Pauvre José, un tel choix de vie m’effraye au plus haut point. Qu’ai-je à dire ? Lundi, j’ai bossé 12 heures, mardi 10 heures d’affilée en m’éclipsant à 20 heures. J’ai d’ailleurs remercié ma bonne étoile car, le lendemain, Jérôme m’a dit qu’il regrettait que je sois parti si tôt, il avait besoin de moi pour écrire les commentaires. Vu qu’ils ont terminé à 1h du matin, je bénis mon ange gardien de m’avoir indiqué très tôt la sortie. Mercredi et jeudi, j’ai bossé grosso modo 12 heures aussi et vendredi une quinzaine d’heures. Ce qui nous fait en tout une semaine de travail à 61 heures, pas mal pour le fainéant, anarchiste, ouvrier que je suis selon certains.

RabbA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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