Talvin Singh

Publié le par RabbA

Quelques fois, sur Terre, des artistes réussissent à combler des vides, voir à fusionner des pôles. En fait, il n’est pas vaniteux d’affirmer que ces artistes représentent notre avenir multiculturel en dignes héritiers de notre histoire impériale tumultueuse. Des enfants nés ici, mais dont l’esprit persiste là-bas, loin, ils sont les nouveaux alchimistes. Talvin Singh fait partie de ces organismes culturellement modifiés, un pur mix d’éducation traditionnelle indienne au beau milieu de Leytonstone, quartier East dans la banlieue londonienne. Anglais et indien, ou l’inverse, peu importe, la journée, le petit Talvin de 5 ans se retrouve en uniforme pour apprendre les bases de l’écriture et de la lecture en anglais, et le soir, avec sa grand-mère, il s’initie aux tablas, une paire de tambours, percussions symboliques de l’Inde du Nord. Nous sommes en 1975, et même si le rock pur et dur domine, Brian Eno sort Discreet Music, les Pink Floyd, Wish You Were Here, les sons synthétiques, encore immatures, grandissent eux aussi. 5 ans plus tard, alors qu’il découvre à peine le punk et les premiers morceaux de Techno, le jeune apprenti musicien quitte Londres pour le Punjab, région divisée entre l’Inde et le Pakistan. Un Grand Maître, Ustad Laxman Gharana, l’attend pour l’initier à un style de percussions complexes : le Punjabi Gharana. 

Deux ou trois ans passent, à 17-18 ans, Talvin rentre dans sa Perfide Albion l’esprit chargé d’idées révolutionnaires pour la musique. Break-dance, drum’N’bass, électro, rock, jazz sont mélangés à la sauce curry, spectacle de sonorités nouvelles. Les instruments traditionnels indiens retrouvent une nouvelle vigueur dans son imagination, mais pas dans celle des producteurs sceptiques. Qu’à cela ne tienne, en collaborant dans un premier temps avec des artistes reconnus tel que Björk, Future Sound of London, Blondie et même Madonna (pour Ray Of Light et bien plus tard, Music), Talvin prend patience et fonde, en 1995, au Blue Note, mythique club de jazz londonien, les soirées Anokha ("être unique" en sanskrit). Dans cet espace de liberté musicale, des dj’s de hip hop, de break-dance, d’electro, des chanteurs asiatiques de ska, de punk, des joueurs de jazz accompagnent Talvin Singh dans des shows uniques au monde. Mélange des styles pour n’en former qu’un, d’improvisations en concerts véritables, seules deux années suffiront pour, qu’en 1997, le jeune prodige ne produise une compilation : Anokha, Soundz Of The Asian Underground. Un album caméléon signé sous le label Island, une usine de sons éclectiques. Jaan, le premier titre, avec la voix planante de la chanteuse Amar, vous propulse dans cet univers coloré et métissé. Puis, une hôtesse d’accueil chez Air India, introduit le second morceau, Flight Ic 408, jungle plus nerveuse. Décollage immédiat vers ces contrées nouvelles. On retiendra aussi la superbe reprise du compositeur A. R. Rahman, Mumbai Theme Tune, aujourd’hui, malheureusement trop associée à une publicité où un célèbre footballeur boit une gorgée d’eau minérale. 

Toujours est-il que le grand public découvre avec plaisir ce précurseur des tendances qui n’apprécie pas beaucoup de se retrouver classer en "world music". Non, sa musique est à l’image de la population londonienne, métissée, le cœur et l’esprit ouvert à toutes les cultures cohabitant en son sein. Des instruments du monde entier sont aujourd’hui intégrés dans de nombreuses compositions sans que personne ne s’en rende compte, loin de l’exotisme ethnocentriste des colons aventuriers du 19ème siècle. Voilà peut-être une des raisons pour lesquelles, en 1998, son premier album en tant que compositeur, OK, fait un carton. Le titre, déjà, monosyllabe comprise par 99,9% de la planète y contribue mais, surtout, les morceaux présentent un extraordinaire équilibre entre Orient et Occident, l’harmonie des tablas, sitar, flûtes et trompettes avec nappes aériennes, rythmes jungle et samples en tous genre, atteint un sommet himalayen. On rêve, on voyage, on s’éclate. De tous les titres, dégageons Traveller, Vikram The Vampire, Soni, pour se forcer à mettre en avant un best of the best. Les compilations Buddha Bar, Café Del Mar reprennent en chœur Butterfly, la seconde piste, la plus efficace. Viennent les récompenses, le Mercury et le South Bank Prizes en 1999, un honneur. Et dans la foulée, 2001 voit la sortie d’un second album, Ha, enregistré entre Bombay et Londres, forcément, on l’achète. Pourtant les critiques vont se diviser, un camp osant écrire qu’il n’apporte rien de nouveau par rapport au précédent opus. On les excusera d’avoir oublié quelques instants que monsieur Talvin a tout de même grandement participé à la création d’un "style musical" innovant. Surtout que "Ha" se distingue par des compositions encore plus abouties, plus chantées (une voix masculine chante avec perfection sur Mustard Fields et The Beat Goes On). À titre personnel, la piste 9, See Breeze, est d’une redoutable tuerie, définitivement, Ha, s’inscrit dans la continuité. 

La suite est plus mystique. Certains la connaissent mieux, nous sommes le 17 juin 2003, voici le désormais renommé Talvin Singh en train de jouer un live électro dans la Basilique St Denis. Vous vous demandez : comment ce soir d’été un aficionados de rythmes enragés se retrouve dans la sacro-sainte Basilique St Denis ? Combien de CRS sont alors déployés dans la ville pour permettre un tel concert ? En réalité, vous ne vous poserez pas les bonnes questions car le maître des Tablas, dans le cadre d’un festival, propose aux spectateurs des compos indiennes classiques très zen, tranquillement accompagné de Sangat, un groupe de musiciens et de chanteurs. Le spectacle vous coince dans une faille spatio-temporelle, entre babosland à Katmandou et Métropolis du futur. Ca danse, ça chante, ça joue des tablas, de la flûte banjûri, de l’oud, du violoncelle, ça triture en même temps des samples, des synthés et pleins de machines derrière, tout un poème… Talvin et d’autres troubadours refont sonner clochette les 18, 19 et 30 juin au même endroit. Il terminera en solo à Rennes, aux Tombées de la Nuit, le 7 juillet et au Théâtre des Champs Elysées, le lendemain. Nul ne sait si c’est un revirement vers des créations plus traditionnelles ou juste une escapade le temps d’une tournée. Par contre, on apprend très vite que c’est la mairie de St Denis qui a commandé ces compositions et  qu’un enregistrement du live est sorti en CD en 2004 : Song For The Inner World, 5 titres dont le premier "Only You" dure 17 minutes, c’est vous dire si la progression lente et harmonieuse des morceaux est maitrisée. L’album est donc plus relax, un Chill Out progressif, toujours (et à jamais) dans le métissage musicologique. 

Bien sur, il existe d’autres productions de Talvin Singh, moins connues, plus difficilement achetables, mais tout aussi intéressantes. 2000, il participe à deux projets musicaux. D’abord, on le voit à un concert de l’artiste japonais Ryuichi Sakamato, à Londres (au G.E.H.). Ils en sortiront un album live, sorti, à ma connaissance, seulement dans les bacs du pays nippon. Puis, en 2001, il a été le 8ème artiste à accepter de sélectionner de sa discothèque personnelle ses 14 meilleurs morceaux de Chill out ou "d’ambiance" pour une compilation Back To Mine, made in London. Le résultat vaut tous les bijoux du monde, on y trouve regroupé Nusrat Fateh Ali Khan remixé par Massive Attack, Dzihan et Kamien, Michael Brook et Sranivas pour le titre "Dance", et deux titres d’Ambient dark, à la rythmique lointaine et hystérique : "Monsoon" de Vibrasphere et "Kalpa Taru (Tree of wishes)" de TUU. Enfin, vous retrouvez la "Talvin touch" dans la bande originale du film The Cell avec Jennifer Lopez. 

Véritable invitation à la rêverie mystico-urbaine, la musique de Talvin Singh détruit toute frontière entre les styles, les époques. On touche à l’universel, à l’inconscient, à ces émotions qui viennent de l’intérieur, de nous tous. En cela, un grand merci, vraiment, ainsi qu’à tous ces jeunes alchimistes des temps modernes, à cette génération riche de son passé et de ses origines, ils nous offrent leur héritage, traduit au présent, sans quoi la quasi-majorité des musiques actuelles seraient fades et, en France, très "accordéonesques", sans voix, sans âme.

RabbA

En apparté - Ce qui nous fait hérisser les poils est cette mésaventure pathétique racontée par le journaliste, Benjamin Minimum, pour le site Mondomix.com. L’article intégral est disponible en cliquant ici. En résumé, à Paris, le 11 mai 2004, après trois jours de promo de son nouvel album, Talvin Singh se retrouve à la gare du Nord pour prendre l’Eurostar, direction Londres. Ses bagages passés aux rayons X, les policiers français décident de fouiller la malle des tablas par mesure de sécurité. Ces derniers maltraitent les instrument jusqu’au moment où Talvin leur suggère de les manipuler avec précaution, il se propose de démonter les peaux lui-même. Mécontents, les douaniers plaquent brutalement l’artiste à terre et lui prennent son passeport, réalisant que leur maltraité possède la citoyenneté Britannique. Talvin, blessé, humilié, loupe son train. Instant navrant d’une discrimination raciale flagrante… Merci la France. Le multiculturalisme n’est pas au goût de tout le monde.  

 

Publié dans Cultura !

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